Philippe Mouratoglou : le guitariste raconte Heitor Villa-Lobos

Le musicien français évoque l’univers musical du compositeur brésilien Heitor Villa-Lobos

Pour le guitariste français Philippe Mouratoglou, la rencontre avec Heitor Villa-Lobos fut d’abord une émotion. Celle d’un instrument qui chante, qui respire, qui imite le violoncelle et s’inspire des forêts brésiliennes. Depuis ce premier choc musical, Villa-Lobos n’a cessé d’accompagner son parcours — comme compositeur, comme source d’inspiration, mais aussi comme figure singulière, à la croisée de la musique savante européenne et des chants traditionnels du Brésil. Son œuvre, traversée par la nature, la couleur, le rythme et le lyrisme, occupe aujourd’hui une place centrale dans le répertoire des guitaristes.
Dans cet entretien, Philippe Mouratoglou revient sur cette relation intime avec l’univers de Villa-Lobos, son style, ses influences, et sur la manière dont ce compositeur a ouvert de nouvelles voies pour la guitare. Il partage aussi une rêverie : entendre un jour Villa-Lobos jouer lui-même ses propres Études.

1/ Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez entendu une oeuvre de Villa-Lobos ?MLaquelle? Qu’est-ce qui vous touche, qu’avez-vous ressenti?
C’était le « Prélude n°1 » pour guitare, extrait du cycle des « 5 Préludes » composé en 1940. Je l’ai entendu joué par mon professseur d’alors Wim Hoogewerf, dès mes premières années d’apprentissage de la guitare. Je me rappelle avoir ressenti une grande émotion et la révélation que la guitare pouvait « chanter », comme un violoncelle que Villa-Lobos essaie d’ailleurs ici d’imiter en développant une grande mélodie très lyrique sur les cordes graves de la guitare. On sait par ailleurs que Villa-Lobos avait un rapport très particulier avec le violoncelle (Bachianas brasileiras n°1 pour 8 violoncelles, n°5 pour soprano et 8 violoncelles…)

2/Comment définiriez-vous son univers musical?
Le style musical de Villa-Lobos repose sur 2 axes principaux: l’influence de la musique « savante » européenne (Bach étant son maître revendiqué), et l’influence de la musique traditionnelle brésilienne. À l'âge de 16 ans, en 1903, il décide de s'enfuir de chez lui et va parcourir le Brésil, plus particulièrement les régions du Nordeste, allant recueillir jusqu’au coeur de l’Amazonie d'authentiques chants traditionnels. Il fait d’ailleurs ces voyages - que l’on pourrait qualifier d’ “ethno-musicologiques” - à peu près à la même époque que Bela Bartok qui a exactement la même démarche en Hongrie et en Roumanie. Villa-Lobos est aussi un compositeur particulièrement actuel en raison de son lien très fort avec la nature ; il disait que sa musique chante les cours d’eau, les forêts. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le compositeur est très apprécié au Japon – une culture très sensible à la nature. On peut aussi parler de son primitivisme rythmique, que l’on peut rapprocher de Stravinsky - auquel il fait souvent penser dans ses oeuvres de jeunesse pour orchestre - , associé à un lyrisme très puissant, un sens mélodique très profond, et un grand sens de la couleur.

3/ Parmi ses oeuvres pour guitare, laquelle vous semble la plus représentative de son univers? Pourquoi?
Pour moi c’est son concerto pour guitare (1951), car on y trouve la synthèse de tout ce qui fait son style musical. Peut-être est-ce dû à la forme concerto qui est une grande forme, peut-être plus propice à l’expression complète d’une personnalité que les pièces qu’il a écrites pour guitare seule qui dépassent rarement 5 minutes, et ne développent par conséquent la plupart du temps qu’un ou deux aspects de sa très riche personnalité musicale.

4/ Quelle place occupe Villa-Lobos dans le répertoire pour guitare d’aujourd’hui ?
Une place centrale! De sa collaboration avec le grand guitariste Andrès Ségovia sont notamment nées les fameuses 12 Études (composées en 1929) qui représentent pour les guitaristes l’équivalent des Études de Frédéric Chopin pour les pianistes: des défis techniques totalement inédits pour l’époque (Andrès Segovia lui-même trouvait que certains passages étaient impossibles à jouer…) liés à un grand souffle musical qui traverse tout le cycle et lui donne in fine son unité. Il est également l’auteur de l’un des plus beaux concertos pour guitare, composé en 1951. Il a ainsi ouvert la voie à toute une génération de compositeurs brésiliens comme Egberto Gismonti ou Arthur Kampela.
5/ Si vous pouviez poser une seule question à Villa-Lobos?
Ce ne serait pas une question mais plutôt une requête. J’aimerais lui demander de jouer lui-même ses 12 Études. Il jouait paraît-il très bien de la guitare et ce serait un grand fantasme d’entendre sa propre conception de ce cycle si important dans l’hisoire de la guitare.