𝓔𝓷 𝓻𝓸𝓾𝓽𝓮 𝓿𝓮𝓻𝓼 𝓶𝓸𝓷 𝓭𝓮𝓼𝓽𝓲𝓷 : 𝓺𝓾𝓪𝓷𝓭 𝓵𝓮 𝓭𝓸𝓾𝓽𝓮 𝓼’𝓲𝓷𝓿𝓲𝓽𝓮 𝓮𝓽 𝓿𝓲𝓮𝓷𝓽 𝓽𝓻𝓸𝓾𝓫𝓵𝓮𝓻 𝓵𝓪 𝓽𝓻𝓪𝓷𝓺𝓾𝓲𝓵𝓵𝓲𝓽é

𝓔𝓷 𝓻𝓸𝓾𝓽𝓮 𝓿𝓮𝓻𝓼 𝓶𝓸𝓷 𝓭𝓮𝓼𝓽𝓲𝓷 : 𝓺𝓾𝓪𝓷𝓭 𝓵𝓮 𝓭𝓸𝓾𝓽𝓮 𝓼’𝓲𝓷𝓿𝓲𝓽𝓮 𝓮𝓽 𝓿𝓲𝓮𝓷𝓽 𝓽𝓻𝓸𝓾𝓫𝓵𝓮𝓻 𝓵𝓪 𝓽𝓻𝓪𝓷𝓺𝓾𝓲𝓵𝓵𝓲𝓽é

Début juin 1989. Je venais tout juste de terminer mes examens du baccalauréat et je m’apprêtais à fêter mes 19 ans. En attendant les résultats qui allaient décider de mon avenir universitaire, je devais quitter l’internat, faire mes bagages, et rentrer chez mes parents à Ouarzazate. J’imaginais déjà la quiétude retrouvée auprès de mes amis d’enfance, le plaisir de partager nos passions communes, la musique, les promenades à travers la région, et bien sûr, profiter de cette chaleur écrasante et familière.

Mon bagage était modeste : un sac bien rempli de vêtements et de quelques documents. À la gare de Bab Doukkala, à Marrakech, j’achetai mon billet pour un autocar de nuit, départ prévu à 21h. Il n’était alors que 10h du matin ; j’avais devant moi une dernière journée à Marrakech, à savourer cette ville qui m’avait tant donné, en attendant de voir ce que le destin me réservait.

Pour me libérer les bras, je décidai de déposer mon sac à la consigne de la gare, pour une dizaine de dirhams. Je me souviens parfaitement de l’homme en charge : imposant, visage rond, le regard fuyant. Son attitude n’inspirait guère confiance, mais je gardai précieusement mon ticket de consigne, ainsi que mon billet de voyage et le peu d’argent qu'il me restait.

Je profitai alors de ma liberté retrouvée pour m’offrir une séance de cinéma, suivie d’une promenade sur la célèbre place Jamaa el-Fna, baignée dans son tumulte habituel. De retour à la gare, vers 20h, vint le moment de récupérer mon sac… Mais, à ma grande consternation, impossible de remettre la main sur le ticket de consigne. Je l’avais probablement confondu avec celui du cinéma et jeté distraitement en chemin.

Il fallut expliquer la situation à l’employé, qui, d’emblée, refusa toute restitution sans ticket. Finalement, il accepta de me rendre mon sac à condition de lui fournir une photocopie de ma carte d’identité. Ce fut fait, sans discussion. J’embarquai comme prévu, le cœur léger, déjà impatient à l’idée de retrouver Ouarzazate, de célébrer la fin de mes études secondaires et d’ouvrir le prochain chapitre de ma vie étudiante.

Mais au fil du trajet, à l’approche du col de Tichka, une inquiétude insidieuse s’installa. Cette photocopie de ma carte d’identité laissée à la consigne me tracassait. Dans ma tête se rejouaient les moindres gestes suspects de l’employé : son regard, ses chuchotements avec son collègue. J’imaginais des scénarios dignes des plus mauvais films, convaincu d’avoir livré malgré moi une pièce précieuse à quelque escroc rusé.

Lorsque l’autocar fit halte à Taddart, au cœur de la nuit, je n’y tins plus. Je redoutais de ne pouvoir profiter de mes vacances, hanté par ce doute. L’assistant du chauffeur, à qui je confiai mon anxiété, ne fit rien pour me rassurer – bien au contraire, il me raconta une histoire rocambolesque de drogue retrouvée dans des bagages et de voyageurs innocents impliqués à tort, pour n’avoir pu présenter leur ticket de consigne.

Ma décision fut prise : il fallait que j’éclaircisse cette histoire, quitte à revenir à Marrakech. Grâce à la solidarité du personnel, je pris place dans un autocar remontant vers la ville, gratuitement. Retour au point de départ, fébrile, l’esprit en ébullition.

Il était plus de deux heures du matin lorsque je retrouvai la gare. L’employé de la consigne était encore là. Je lui demandai, inquiet, la restitution de la photocopie de ma carte d’identité. D’un air las, il me réclama vingt dirhams. Sans hésiter, je les lui donnai. Il m’invita à fouiller parmi une multitude de photocopies entassées dans une boîte. Je réalisai alors que mon cas était banal : chaque jour, des dizaines de personnes se retrouvaient dans cette même situation.

En retrouvant ma photocopie, je repris aussitôt mes esprits. Ce doute, cet aller-retour coûteux, n’avaient aucune raison d’être. Ce que j’avais pris pour de la malveillance n’était qu’une routine administrative teintée d’incompétence ordinaire. L’employé, d’ailleurs, m’encouragea même à lui confier à nouveau mon bagage si je le souhaitais – preuve que je m’étais laissé emporter par mes craintes.

Je passai la nuit dans un petit hôtel de Jamaa el-Fna, pour 35 dirhams. Sans téléphone à l’époque, ma famille ignorait tout de mon périple et de ma nuit supplémentaire à Marrakech. Ce fut l’occasion d’une grasse matinée bien méritée, à méditer sur ce qui venait de se passer.

Ce retour précipité, déclenché par un doute irraisonné, m’avait profondément appris. Il m’a permis de comprendre qu’une tranquillité vraie se bâtit sur la confiance en soi et la maîtrise de ses peurs. Trop souvent, nos démons intérieurs cherchent à assombrir des moments de bonheur naissant, à polluer notre esprit de scénarios infondés. Les vraies menaces, elles, surgissent sans prévenir ; les fausses, se nourrissent de notre imagination fertile.

....